Réactions en chaîne contrôlées? (10/03/2006)

L'Iran persiste et signe continuer son développement dans le nucléaire. Civil ou militaire est évidemment le nœud du problème. Voilà une optique. 

Le 6 mars, le journaliste Jean-Pierre Jacqmin de la RTBF invitait Pierre Goldschmidt, qui jusqu'en juin 2005 est Directeur Général Adjoint de l'Agence Internationale de l'Energie Atomique située à Vienne et est à ce titre responsable du Département des Garanties chargé de vérifier le respect par tous les Etats de leurs engagements en matière de non-prolifération des armes nucléaires. Ses réflexions sur le problème des développements futurs dans le domaine nucléaire me paraissaient intéressantes.

Son choix musical : Zarastro "In diesen heiligen Hallen". Extrait de "la flûte enchantée" de Mozart, dans l'interprétation de Thomas Quasthoff


JPJA - Alors la flûte enchantée, c'est l'hymne franc-maçon des fils de la lumière par excellence, mais c'est aussi le combat entre la nuit et la lumière et la réconciliation ensuite. C'est pour illustrer l'Iran face à la communauté internationale ?

PG - Oui, c'est d'abord un air magnifique, chanté par une voix exceptionnelle. Oui le texte symbolise une quête pour plus de justice et de paix, ce qui est aussi dans son domaine la mission l'AIEA, l'Agence Internationale de l'Energie Atomique, qui s'est vue décerner d'ailleurs, il y a quelques mois, le prix Nobel de la Paix.

JPJA - …Et qui pourrait peut-être aujourd'hui avec ces gouverneurs, décider aujourd'hui ou dans les jours qui viennent d'un renvoi devant le conseil de sécurité, qui pourrait à terme amener, selon certains responsables américains, le recours à une option militaire contre l'Iran? 

PG - Je crois que l'option militaire est vraiment la dernière que l'on envisage aujourd'hui. Je pense qu'il ne faut pas non plus parler de sanction à l'heure actuelle. Mais il est un fait que le comportement de l'Iran force même statutairement les pays membres de rapporter le cas iranien au conseil de sécurité, mais ça ne veut pas dire sanction.

JPJA - Alors l'Iran a signé le traité de non-prolifération nucléaire. Est-ce que ça lui interdit d'avoir du nucléaire civil ? 

PG - Alors le traité de non-prolifération dans son article 4, effectivement garantit aux états partis, le droit inaliénable de développer la recherche, la production et l'usage de l'énergie nucléaire à des fins pacifiques. Mais l'article rajoute en conformité avec les articles 1 et 2 du traité. Alors l'article 2 dit que chaque état qui ne possède pas l'arme nucléaire, notamment n'a pas le droit de rechercher, ni recevoir, quelque assistance que ce soit dans la fabrication d'armes nucléaires.

JPJA - Et ils ont reçu cette assistance?
PG - Il semble que d'après les rapports de l'agence, qu'effectivement l'Iran a reçu déjà dans les années 1987, donc il y a presque 20 ans, des plans sur la façon de fabriquer des composants d'armes nucléaires, qu'ils ont reçus du réseau de trafic illicite dirigé par le savant AQ Khan* qui est le père de la bombe atomique pakistanaise.
JPJA - Et qui a travaillé aux Pays-Bas, et qui évidemment aidé le Pakistan à obtenir l'arme nucléaire là de manière tout à fait illégale également. Et qui aurait donc donné les informations à l'Iran ? 
PG - Et dont le réseau a donné un certain nombre d'informations à l'Iran, qu'il a aidé dans son programme de construction de centrifugeuse pour enrichir de l'uranium. Et c'est le même réseau qui a d'ailleurs livré les plans, carrément les plans de l'arme nucléaire à la Libye. Donc, ce sont les mêmes, d'où l'inquiétude de la communauté internationale, en sachant, et qu'est-ce que AQ Khan a encore donné à l'Iran que nous ne savons pas.

JPJA - Alors quand on met tout ça bout à bout, on se dit que la seule chose que veulent les ayatollahs de Téhéran, les mollahs iraniens, c'est l'arme nucléaire ? 
PG - C'est la question que les gens se posent, mais il est quasiment impossible de prouver qu'un pays cherche à produire l'arme nucléaire avant qu'il ne soit trop tard. Parce que pour ça, et avec les moyens limités dont dispose le mandat, limités dont dispose l'agence de Vienne, il faudrait pratiquement trouver des matières nucléaires dans un site militaire qui est de tout évidence, dont l'objectif est de fabriquer des armes nucléaires. Et quand on arrive à ce point là, en général c'est trop tard, il suffit à ce moment là que le pays se retire du traité de non prolifération, il n’y a qu'un seul exemple jusqu'ici, c'est celui de la Corée du Nord.

JPJA - Alors quand on dit, « ils ont repris des programmes d'enrichissement de l'uranium », est-ce qu'on sait faire la part entre la dose d'enrichissement qu'il faut pour que ça devienne de l'uranium militaire ? 
PG - L'uranium qui est utilisé dans les centrales de productions d'énergies électriques, dont personnes d'ailleurs ne nie le droit d'accès à l'Iran, c'est de l'uranium en général enrichi à moins de 5%, en uranium 235, c'est un peu technique. Par contre pour des armes nucléaires, on considère que cet uranium doit être enrichi à plus de 90% en uranium 235. Donc les matières sont très différentes. Mais aujourd'hui, la technologie, la technologie d'enrichissement par centrifugation, est la même pour produire de l'uranium à 5 ou à 90%, et c'est là tout le problème.

JPJA - Alors l'Iran, ce n'est pas la première fois que le conseil des gouverneurs se réunit, ce n'est pas la première fois qu'il y a des négociations, qui a des avis qui sont donnés par l'AIEA, l'Agence Internationale de l'Energie Atomique. Jusqu'ici, les réponses ont toujours été négatives de la part de l'Iran ?

PG - Il y a effectivement une douzaine de réunions du conseil des gouverneurs qui ont étudié spécifiquement le cas de l'Iran. Il y a eu plus d'une demi-douzaine de résolutions qui demandent à l'Iran, de suspendre ses activités sensibles d'enrichissement et de retraitement, et qui demande à l'Iran aussi, de montrer plus de transparence et de coopération avec l'Agence dans ces efforts d'investigation.

JPJA - Alors quand vous dites, Pierre Goldschmidt, que bon, l'heure n'est pas encore venue de parler sanction, et certainement pas sanction militaire. Mais qu'est-ce qui pourrait changer entre le fait que l'on passe du conseil des gouverneurs de l'AIEA au conseil de sécurité ? 
PG - Et bien la raison, c'est comme je le disais il y a eu au moins une demi douzaine de résolutions demandant à l'Iran de suspendre ses activités, et l'Iran ne le fait pas. Pourquoi ? Parce qu'en fait ces résolutions n'ont pas de valeur légale, juridique. Donc à un moment donné, le conseil de sécurité, lui, peut mettre son poids, qui est beaucoup plus grand derrière ses résolutions. On peut imaginer d'abord une résolution ou une déclaration du président du conseil, ce qui est vraiment l'étape la plus basse qui soutient les résolutions antérieures du conseil des gouverneurs de l'Agence de Vienne. Puis, si l'Iran ne donne pas suite de façon volontaire toujours, à ce moment-là, on peut aller vers des résolutions sous le chapitre 7 du conseil de sécurité qui s'imposent. Et ce ne sont toujours pas des sanctions, ce qu'il faudrait demander, c'est 1 : vous suspendez les activités temporairement, temporairement, des activités dont de toute façon, vous n'avez aucun besoin au cours des 10 ou 15 prochaines années. Et 2 : vous accordez plus d'autorité ou de pouvoir à l'Agence, pour mener son enquête à bien.
JPJA - Mais quand on voit l'Iran pour le moment, la réaction qu'elle a, on ne peut dire que ça va lui faire fort peur tout ça ? 
PG - Mais je ne sais pas, l'Iran n'est pas la Corée du Nord, l'Iran est un grand et beau pays, avec des gens remarquables, c'est trois fois grand comme la France, il y a 70 millions d'habitants, il y 1,2 millions d'étudiants à l'université, c'est un magnifique pays qui a des potentialités énormes, qui a la chance d'avoir du pétrole et du gaz naturel. Ce n'est pas un pays qui veut se mettre en marge de la société, ils en ont besoin : leur économie ne marche pas si bien que ça, il y a un chômage très élevé, il y a des différences de niveaux dans les populations, ils ont besoin des investissements occidentaux. Ils veulent faire partie du concert des Nations. Leur attitude actuelle, va dans le sens opposé, je pense que les dirigeants actuels, font un tort énorme à leur population.
JPJA - Est-ce qu'ils n'ont pas raison quelque part les Iraniens, quand ils disent, il y a du deux poids, deux mesures quand même, on a, nous, signé le traité de non-prolifération nucléaire et quelque part on est puni. Quand on voit le l'Inde et le Pakistan et même Israël qui ont fabriqué l'arme nucléaire en douce, sans signer aucun traité… Et maintenant les Etats-Unis vont en Inde, George Bush y était la semaine derrière, les Français y étaient avec Chirac il n'y a pas longtemps, le Pakistan est fort bien protégé face à la menace islamiste et Israël a été toujours été couvé des yeux par les Etats-Unis. Est-ce que ce n'est pas du deux poids, deux mesures ? 
PG - Je crois qu'il faut formuler la question différemment… Oui il y a trois pays que vous avez cités, qui n'ont pas signé le traité de non-prolifération, dont l'un est Israël qui n'a jamais procédé à des explosions d'armes nucléaires, on suppose qu'ils l'ont, contrairement à l'Inde et au Pakistan. Mais ce n'est pas parce que 3 pays, seulement 3 pays au monde, n'ont pas signé le traité de non-prolifération, qu'il faut autoriser un pays qui a signé le traité, qui l'a ratifié, et qui a violé pendant plus de 18 ans ses engagements, de lui dire, « puisque les autres n'ont pas signé, vous pouvez maintenant violer votre traité, vous retirer du traité et construire des armes nucléaires. » Si on commence comme cela, c'est le début de la fin de la crédibilité du régime de la non-prolifération.
JPJA - Oui mais quand on voit George Bush fermer les yeux sur ce qui ce fait en Inde et au Pakistan, on peut se dire que d'autres prendront la même tangente ? 
PG - Enfin au Pakistan, il ne ferme pas vraiment pas les yeux, l'Inde effectivement a fait ses premiers essais nucléaires en 1974 et personnellement je ne partage pas tout à fait la politique suivie par les Etats-Unis dans son rapprochement avec l'Inde. L'Inde est un grand pays qui a un milliard d'habitants, qui joue quand même un rôle géostratégique énorme. Je pense que c’eût été mieux si les Etats-Unis avaient obtenu de l'Inde qu'il signe le traité d'interdiction des essais nucléaires.
JPJA - Est-ce qu'on est au bord dans le monde, Pierre Goldschmidt, de voir une prolifération nucléaire ? 
PG - Dans les années 60, le président Kennedy avait prévu qu'à la fin du siècle, il y aurait 25 ou 30 pays qui disposeraient de l'arme nucléaire, ce n'est pas le cas. Il y avait les cinq qui existaient déjà à l'époque, il y a l'Inde et le Pakistan effectivement qui l'ont acquise, Israël, tout le monde le croit, la Corée du Nord, le prétend, c'est tout. Donc on est au maximum aujourd'hui à neuf. Donc au fond, le traité de non-prolifération est une success story. Mais aujourd'hui avec la Corée du Nord et le risque en Iran, peut-être que les choses sont en train de changer, et donc nous sommes en train de vivre des moments historiques.
JPJA - Est-ce que vous restez un fervent du nucléaire? 
PG - Je reste un fervent du nucléaire, mais pas à n'importe quelle condition.
JPJA - Ça veut dire? 
PG - C'est-à-dire, qu'il y a deux choses qui sont essentielles : la culture de sûreté des centrales nucléaires pour éviter qu'ils y aient des accidents. Et des conditions extrêmement strictes sur la non-prolifération. Le problème de la non-prolifération, c'est que le traité a été conçu et écrit en 1968, que la technologie nucléaire à beaucoup évolué depuis, et que le traité, lui, est resté ce qu'il est. Et donc il faut d'une certaine façon le réinterpréter, on ne peut pas le changer, c'est impossible, le réinterpréter et donner à l'Agence les pouvoirs supplémentaires dont elle a besoin pour faire son travail convenablement.


De ces "réactions en chaîne" que retenir?

Au niveau de la physique, les Iraniens arriveront à leurs fins s'il n'y a pas d'entrave extérieure. Les physiciens iraniens sont à la hauteur.

Au niveau de la politique, un véritable cafouillage de poids et de mesures. Les intérêts économiques ont leurs lois. Les dirigeants iraniens ne comprenant pas la différence et la volonté de les assigner au Conseil de Sécurité. Que représente la fameuse bombe pour l'Iranien? Une simple assurance vie et un respect des autres membres du Club très fermé des possesseurs de cette arme de destruction massive tel l'Inde, le Pakistan, la Chine, Israel. 

Au niveau des populations, un push dans le domaine de la démocratie "vraie" est toujours d'actualité. Une petite croix bien placée dans une case en connaissance de cause pourrait sauver les appétits de grandeurs et d'hégémonie. Il faudra savoir si les citoyens, une fois sortis de l'euphorie que donne la puissance, resteront indéfiniment à vouloir dormir sur un matelas en forme de poudrière.

La Tchernobil mania peut tourner au Tcherno Blues.


Mais cela est déjà une autre histoire.
 

 

L'enfoiré,

 

Citations: 

 

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