Jusqu'où aller trop loin (22/04/2006)

La semaine dernière, l'inadmissible, l'incompréhensible s'est produit: l'assassinat d'un jeune par un autre pour un simple MP3. Les réactions et l'émotion étaient très vives dans la population belge. 

En pleine gare Centrale à Bruxelles, en heure de grande affluence, le jeune Joe a eu le malheur d'écouter son MP3 en allant récupérer son train comme tous les jours. Ce 'luxe' a créé une envie qui s'est terminée en drame et a coûté la vie à Joe Van Holsbeek à la suite d'un coup de couteau.

La question du pourquoi, du comment une chose pareille a pu se produire est sur toutes les lèvres.

Jean-Michel Longneaux, professeur de Philosophie aux Facultés Universitaires Notre Dame de la Paix de Namur tentait de répondre aux questions dans une interview à la radio, menée par le journaliste Jean-Pierre JACQMIN de la RTBF, à l'occasion de ce vendredi 20 avril, plein d'émotions, jour de l'enterrement. 


JPJA : Alors, dans votre choix musical "Ami ou ennemi" ,  "qui va là ?", dit Maurane. Qui va là ? C'était l'expression au Moyen Age, quand on avait l'inquiétude d'aller à la rencontre de quelqu'un d'autre, d'étranger. Ça touche ce qu'on vit pour le moment ?

  • En tout cas, ce genre d'événement, de drame nous renvoie à cette incertitude. On vit dans une société plus ou moins anonyme en tout cas. On côtoie plein de gens qu'on ne connaît pas tout simplement. Et c'est vrai que c'est terrible de voir que parmi tous ces gens, il y a des gens bien disposés et puis il y a des gens prêts à commettre l'irréparable et c'est parfois terrifiant de voir que l'on côtoie ces gens de près. Quand on voit les films qui sont projetés actuellement de ces deux jeunes qui rentrent dans la gare et toutes ces personnes qui ont frôlé ces deux jeunes et qui ont presque vu ou assisté à la scène même et tout ça se passe sans qu'on puisse le prévoir. C'est cet anonymat dans lequel on est, cette fréquentation de toute une série de personnes inconnues. C'est vrai que c'est sidérant de voir qu'on ne peut jamais rien prévoir. Mais c'est vrai que la chanson de Maurane aussi dit que, et c'est intéressant de le dire dans ce contexte-ci, que parfois ce sont mêmes nos amis qui sont des ennemis. C'est-à-dire que les personnes dont on doit se méfier ne sont pas forcément celles que l'on croit. Et c'est vrai que dans les discours que l'on peut entendre, on a tendance à essayer de stigmatiser justement ceux qui seraient soi-disant nos ennemis alors qu'ils ne sont pas toujours là où on le pense.

JPJA : Alors, le premier discours qu'on entendait aussi dans la rue c'était : « Vous, vous rendez compte, des jeunes tuent des jeunes ». Alors que justement les jeunes devraient se connaître ?

  • Il y a deux choses. Il y a d'abord les différences culturelles notamment ou sociales qui sont telles que entre nous, entre jeunes, entre personnes qui se côtoient pourtant tous les jours dans le même bus par exemple, c'est clair qu'on ne se connaît pas nécessairement. On ne connaît que la surface, que l'aspect visible. Et puis il y a une autre dimension, mais enfin sur laquelle il ne faut peut-être pas s'étendre mais qui est plus fondamentale, c'est que fondamentalement nous sommes tous, même à l'intérieur des relations privilégiées que nous avons avec d'autres, par exemple dans un couple, dans une famille ou que sais-je, et bien nous sommes tous des solitudes indépassables. Et, ça veut dire que l'autre nous échappe toujours par un côté. La difficulté qu'il y a à vivre dans un couple avec l'autre que pourtant soi-disant l'on connaît bien, montre déjà qu'il y a un problème. Alors, forcément avec les autres personnes que nous connaissons moins bien, et puis avec tous les anonymes, toute cette dimension de solitude par laquelle l'une ou l'autre nous échappe, n'est qu'amplifiée et amène alors évidemment parfois des surprises heureuses, mais aussi des drames évidemment.

JPJA : Sans savoir qui sont réellement les coupables, on a parfois l'impression à entendre ce qui se dit que c'est une espèce de deuil. On est dans le deuil. On doit faire silence pour le moment, on y reviendra après. Mais un deuil de la société multiculturelle idéalisée ?

  • Oui, tout à fait. C'est clair que ce genre de drame rappelle aussi qu'on vit dans l'imaginaire, mais à du 100%. C’est-à-dire où on a rêvé et où on continue à croire, il y a encore des publicités dans les gares qui le montrent, que la différence ça doit être enrichissant et merveilleux. Alors, bien entendu, il y a des choses enrichissantes dans la différence. Il ne s'agit pas de nier cette dimension-là. Mais il faut rappeler quand même, parce que c'est la réalité dans laquelle nous vivons, que la différence c'est d'abord, ou c'est aussi, en tout cas, une difficulté. Ce sont des incompréhensions, des malentendus, des regards mal interprétés, des habitudes, des manières de parler qu'on ne supporte pas. Enfin bref, vivre avec des gens différents c'est difficile. Et c'est d'abord ça qui doit être posé comme question. C'est non pas comment faire pour que ces différences deviennent des différences pittoresques, mais comment fait-on pour vivre avec des gens qui ne pensent pas comme nous, des gens qui ne sont pas comme nous, des gens qui nous interpellent, qui nous remettent en question ? Comment on fait pour vivre avec ces personnes-là ? Au lieu d'essayer de raboter cette différence, de les éliminer pour faire des personnes différentes, des personnes qu'on peut effectivement exploiter "touristiquement" si voulez, qui sont sympathiques et qui font plaisir simplement.

JPJA : On a fait du folklore avec la multiculturalité, on s'habille autrement, on peut danser autrement, on peut manger autrement, mais on n’a pas vu toutes les difficultés d'intégration ?

  • Voilà. Et nous n'aurions le droit d'être différent qu'à la condition d'être gentil, d'être enrichissant pour les autres etc.…. Or, évidemment c'est beaucoup plus complexe. Nous avons d'abord le droit d'être nous-mêmes, tout simplement, et de penser ce que nous pensons, de croire en ce en quoi nous croyons. Et c'est d'abord cela qui doit être rappelé, même si c'est interpellant, même si c'est dérangeant. Le tout c'est de voir dans quelle limite. Comment gérer cette différence ? Comment gérer cette interpellation ? Pourvu qu'on reconnaisse qu'elle ait le droit d'exister.

JPJA : Maintenant, différence de communauté, différence de culture ne veut pas nécessairement dire différence de valeur sur le bien et le mal. Ici, il y a homicide, il y a meurtre...

  • Oui, ça c'est effectivement des valeurs de base, qui sont des valeurs non négociables. Ça ne se vote pas. Il est clair que tuer d'abord et puis tuer en plus pour des raisons comme celles-ci, pour voler un objet, il est clair que ça, c'est impardonnable et que dans toute culture, vous allez toujours retrouver effectivement ces interdits fondateurs sur lesquels tout le monde peut se mettre d'accord.

JPJA : Mais n'empêche que le pas a été franchi. Il est franchi régulièrement, il est franchi, j'allais dire, tous les jours. Ici, pourquoi est-ce que ça prend un tel sens ? Est-ce que vous n'avez pas le sentiment, vous qui êtes un spécialiste de l'étude, et j'allais dire philosophique, du deuil et de la manière dont les choses doivent se passer, que la Belgique depuis une semaine est en période de deuil ?

  • Il y a quelque chose de cet ordre-là, mais pour deux raisons. La première qui conditionne la seconde, c'est que tout simplement, on se projette très facilement dans cette situation. Que l'on soit parent soi-même ou que l'on soit un jeune, et bien on se projette soit sur la victime, soit sur les parents. Et on se dit : « Mais enfin, c'est terrible, si ça m'arrivait aussi à moi ». Enfin, il y a une communion, une solidarité qui est très spontanée, qui peut être comprise. La deuxième chose c'est que bon, non seulement on se projette, mais en plus ce genre de drame vient toucher à des choses qui nous sont très intimes et qui sont des moteurs d'existence. Tout d'abord on constate que dans ce genre de drame, on est tout à fait impuissant. On n'a pas pu prévoir, on n'a pas pu anticiper et c'est terrible face à ça d'être reconduit à ce sentiment d'impuissance : comment aurait-on pu…

JPJA : A la limite, on a des caméras qui ont filmé, il y a des gens qui doivent peut-être se reconnaître dedans en disant : « Tiens je suis passé à la Gare Centrale devant ces deux gars-là, je ne les ai pas vu ».

  • Exactement. C’est tout ça. Tout était réuni pour que quand même on puisse agir, enfin me semble-t-il, et pourtant malgré tout ça se produit. Comment éviter ce drame à l'avenir ? C'est d'abord ce sentiment d'impuissance auquel on est reconduit. Et ça c'est paniquant évidemment. Alors la deuxième chose qui est terrible, c'est que ça nous renvoie aussi un sentiment d'incertitude par rapport à l'existence. On a beau mettre en place justement des caméras, il y a beau y avoir des gens, on se rend compte que le drame peut encore avoir lieu. C'est-à-dire que l'avenir est incertain, que l'on peut mourir, même jeune. Et ça on doit le rappeler parfois, parce qu'on a l'impression que ce n'est que pour les vieux. Mais le fait de vivre fait que nous avons à mourir et parfois dans des circonstances dramatiques évidemment. Et c'est cette incertitude de l'existence dans laquelle ici nous sommes reconduits de façon violente évidemment. Et ça, ça nous touche de prêt et du coup, ça nous amène à chercher des réponses, des explications. Et puis la troisième chose évidemment à laquelle on est reconduit ici aussi, c'est tout simplement cette solitude que nous sommes, on en a déjà parlé tantôt. C'est-à-dire, si vous prenez l'exemple des parents, on a beau aimé son enfant, c'est vrai que la mort de son enfant fait que il ne m'a jamais vraiment appartenu, il peut mourir, ça à beau être la chair de ma chair il ne m'appartient pas. Et nous sommes reconduits à cet écart. De même, la solitude dans le fait qu'on ne peut pas prévoir le comportement des autres.

JPJA : Est-ce que c'est propre à la société dans laquelle on est, dont on dit que les rapports économiques sont durs, sont violents, la compétition, la permanence ? Est-ce qu'on est dans une société qui engendre davantage cela ? Et de frustrations peut-être, parce que quand même, arriver à tuer pour un appareil audionumérique….. C'est le reflet d'une frustration ça ?

  • En tout cas, nous sommes dans une société effectivement qui prône des valeurs exactement inverses à celles que je viens d'énumérer. C'est-à-dire qui sont les valeurs de la vie. Cette impuissance etc.…. Et nous sommes dans une société qui prône l'inverse. C'est-à-dire, un idéal de toute puissance. Il faut tout avoir, en tout cas on aurait le droit d'avoir tout d'une façon ou d'une autre. Et si on ne peut pas y aller légalement, on peut y aller illégalement. Enfin, peu importe, il y a une espèce d'immunité. Il y a le fait de l'épanouissement de soi. Toutes ces choses qui sont liées à la toute puissance. Il faut être en bonne santé. Et nous sommes tellement persuadés que cela nous est dû, que du coup quand on n’a pas accès à ces choses, quand on ne peut pas être tout puissant ainsi, et bien on est prêt à tout pour quand même y arriver évidemment. Ça c'est une chose. Et alors, certaines personnes vont recourir effectivement à la violence. Notre société aussi prône d'autres valeurs comme par exemple, le fait qu’il n'y a pas de solitude possible. Il faut qu'on puisse être branché en permanence comme on dit, qu'on puisse être raccordé aux autres, qu'on puisse être joignable en permanence. C'est vrai que c'est aussi une extension, que les autres ne sont jamais que ce que j'en dis. Concrètement, ça veut dire ceci : j'ai envie du MP3 de quelqu'un, il ne veut pas, ce type m'embête, je décide qu'il me…et je veux l'éliminer, je le fais c'est tout. Il n'y a plus de questions qui se posent.

JPJA : Mais comment est-ce qu'on a perdu ces valeurs essentielles ? Ce n'est même pas le bien et mal, c'est la vie et la mort.

  • Ici on touche à la vie et à la mort évidemment. Mais comment on y arrive ? Et bien tout simplement parce qu'on est dans un système idéologique. Je veux dire : on a amené des valeurs et puis on rend crédibles ces valeurs avec la consommation, avec toute une série de choses.

JPJA : Oui, mais est-ce qu'on en a perdu les repères par manque d'autorité ? On dit par exemple, l'autorité parentale, ou on dit l'autorité des autorités du pays, qui sont, et c'est paradoxal aussi on y reviendra en une minute peut-être, convoquées au silence. On demande aux politiques qui devraient débattre, qui devraient se saisir d'une discussion, de se taire ?

  • Tout à fait. Et il n'y a pas que les politiques, il y a les médias, il y a les intellectuels. Tout le monde devrait, après un temps de recueillement qui est tout à fait compréhensible bien entendu… Mais à un moment donné, il faut pouvoir essayer de comprendre ce qui se passe, essayer de donner du sens. Et que les politiques interviennent. Enfin, toutes les personnes concernées doivent pouvoir intervenir là. Tout simplement parce qu'il faut pouvoir sortir de ce genre de drame. Convoquer les gens au recueillement, au silence et puis les maintenir dans ce silence soi-disant parce qu'aucune parole ne serait à la hauteur de ce qui a été vécu -ce qui n'est pas tout à fait faux, remarquez bien-, mais enfermer les gens dans ce silence, c'est les enfermer dans une souffrance de laquelle ils ne pourront jamais sortir. Il faut pouvoir parler, donner du sens. Et voir ce que l’on peut mettre en place pour essayer d'éviter ce genre de drame, pour essayer de voir comment on peut continuer à vivre ensemble avec des personnes différentes. On parlait de cela tout à l'heure, continuer à vivre avec elles malgré ce genre de choses. Comment vivre par exemple avec des personnes délinquantes notamment ?

JPJA : Le rapport à l'autorité, on le sent bien ici puisque personne ne peut prendre la parole, personne ne peut décider, c'est aussi une valeur perdue de l'Occident ?

  • Je ne pense pas. En tout cas, c'est vrai qu'il est difficile de la mettre en application parce que ça suppose une chose terrible. Pour exercer l'autorité il faut accepter de n'être pas aimé. Si vous voulez être aimé par les personnes sur qui vous avez autorité, vous ne pouvez plus exercer l'autorité, vous êtes dans le chantage. Je veux plaire, je veux séduire.

JPJA : Donc le politique ne peut plus être autoritaire ?

  • S'il assume ses responsabilités, il ne peut pas plaire, il ne peut pas séduire. En tout cas, il ne peut pas vouloir plaire et vouloir séduire….

JPJA : C'est le grand dilemme de la société démocratique dans laquelle il faut plaire pour être élu ?

  • Tout à fait. Et on voit bien qu'on est pris dans des impossibilités évidemment. Et c'est pour ça que le politique n'est peut-être pas le mieux placé aujourd'hui pour pouvoir tenir cette fonction. Mais du côté des parents, du côté des autorités, des intellectuels une fois encore, des éducateurs, enfin de toutes ces personnes qui travaillent dans la rue, qui travaillent avec les jeunes, qui sont sur le terrain. Il est clair que là il faut pouvoir non seulement avoir une relation de proximité, qui est non pas dans la séduction, mais en tout cas, dans la compréhension, dans l'écoute. Mais il faut aussi qu'il y ait sur le terrain d'autres personnes qui jouent ce rôle désagréable de rappeler les interdits. Tuer, on ne peut jamais. Voler, on ne peut pas non plus. Enfin, rappeler ce genre de choses élémentaires qui appelle à la transgression, qui appellent à la sanction. Enfin, toute une série de choses appliquées par l'autorité, mais qui doivent être encadrées aussi pour ne pas tomber dans l'abus de pouvoir évidemment.

 

Ce philosophe a, je crois, posé de bonnes questions. Sans pouvoir obligatoirement répondre au pourquoi de manière définitive, les questions sous-jacentes à ce drame prouvent que l'on ne maîtrise plus vraiment la violence.

Ceci méritait de se retrouver dans les discussions par sa justesse. Puissent ces réflexions apporter quelques réconforts et explications. 

Parents, la Belgique entière est solidaire dans votre douleur. Frangin, très beau, ton discours, très difficile pour chacun de ne pas sentir une larme perlée dans le coin de l’œil.

"Plus jamais ça", ce sont toujours les mots de la fin.  

 

L'enfoiré,

Voici le site Pour Joe

 

Citations: 

 

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