L'hiver covidien (2) (11/12/2020)
Depuis, la déconvenue du rendez-vous raté de la semaine dernière, Robert, 55 ans, s'astreint au télétravail. Depuis le Covid, tellement de choses ont évolué dans l'organisation de la famille, de la vie domestique en commun et de son esprit qui n'y est pas très familier.
Faisons connaissance avec la famille. Elle est constituée de son épouse, Jeanne, de 42 ans, de Mireille, la cadette de 4 ans, de Jean de 12 ans et du chien, Dog.
Ce nouvel épisode dévoile à nouveau que "Toutes ressemblances avec des personnages existants ou ayant existés ne sont pas nécessairement fortuites".
Au milieu de la nuit, il arrive à Robert de s'asseoir dans le lit et de respirer profondément jusqu'à avoir la sensation que ses poumons vont éclater. Il réfléchit. Va-t-il encore se rendre au bureau? Est-ce nécessaire? Il pense à sa vie de travail dans une analyse existentielle. Son équipe se débrouille très bien sans lui. Elle fait aussi du télétravail. La nouvelle taxe "intelligente" calibrée par kilomètre serait une double taxe pour les navetteurs. Cela ne l'incite pas à effectuer ses déplacements vers Bruxelles où les limitations de vitesses à 30 km/h sont, en plus, devenues drastiques.
Sa femme se réveille au moment où il expulse l'air dans l'atmosphère confinée de sa chambre aménagée avec une grande garde-robe devant les yeux. En fait, il ne la voit pas dans cette obscurité de la nuit mais il sait seulement qu'elle est là devant lui. Son épouse, Jeanne, a déjà allumé la lampe de chevet pour le scruter.
- Tu fais encore une crise de mégalomanie en pensant au bureau, dit-elle dans les brumes de son sommeil avec une voix troublée par un rhume débutant.
- Je t'assure que non, Jeanne.
- Je t'ai déjà dit de ne pas regarder trop tard l'écran de ton ordinateur. Tu ne parviens plus à dormir ou tu te réveilles trop tôt pour penser. Tu as été en connexion avec les Etats-Unis toute la soirée.
- Je sais. Mais, il y a un Covid-19 asymptomatique en quarantaine dans mon équipe. Je dois avoir l'accord d'engager une nouvelle recrue. Une dame s'est présentée et a envoyé un CV à Human Ressources. Tu te rends compte de la difficulté sans avoir la personne devant soi. Tu connais la phobie de l'investissement restreint dans le futur de la boîte. Il faut que la nouvelle recrue s'intègre le mieux possible dans l'équipe existante. Il ne s'agit pas d'y introduire une pomme pourrie. La technicité aujourd'hui, ne fait plus seule recette et la psychologie de quelqu'un n'est jamais décrite sur un CV. Je reste responsable du choix dans mon équipe.
Il ne sait pas si sa réponse a été adéquate et suffisante pour exprimer l'importance de la tâche qu'il s'est assignée et pour justifier sa présence devant l'écran de son PC à la source de son désordre nocturne. Il se rappelle son dernier déplacement au bureau qui avait complètement foiré. Sa décision est prise. Dans le futur, ses réunions s'exécuteront avec le logiciel "Zoom réunion". Il n'aimait pas cela car il se rendait compte que travailler de la maison était une sorte de mise au placard avec l'accord tacite des deux partis en présence. Sa secrétaire l'a aidé à l'installer. Le Covid avait vraiment des effets secondaires par le manque de contacts humains dont personne ne se rendait compte de prime abord lors de ce choix. Depuis quelques nuits, il avait entrepris un duel avec le sommeil. Il sait que la nuit est conseillère pour ceux qui dorment à poings fermés mais pas pour ruminer les pensées dans un manque de lucidité.
- Je vais faire un effort demain soir. Je regarderai les actualités et un petit film à la télé et j'irai me coucher, conclut-il pour la rassurer.
- Je préférais quand tu allais au bureau. Tu n'étais pas dans mes pieds toute la journée et tu avais un meilleur caractère au retour. Va prendre l'air sur le balcon, à force de gonfler tes satanés poumons, ta température corporelle est tellement montée que tu surchauffes la pièce, dit-elle avec un humour sarcastique.
Il fait froid dehors, le vent du Nord se lève et il se met à bruiner. Il n'a pas la moindre envie de sortir, mais il enfile un ciré par-dessus son pyjama, se chausse de bottes en caoutchouc qu'il avait enfilées la veille à laisser sécher dans un coin. Les rayons de la pleine lune transparaissent à travers un troupeau de nuages épars. Et puis, il renonce. Enlève le tout, ciré et bottes et se recouche, n'ose pas se rapprocher d'elle pour se réchauffer et ne pas refroidir les pieds de Jeanne. Les médicaments pour dormir sont sur la table de chevet de l'autre côté du lit mais ce serait retomber dans une accoutumance et une addiction de facilité.
Ce revirement a réveillé complètement Jeanne. Furieuse, elle rallume la lampe.
- Tu ne veux vraiment pas me laisser dormir? Tu trouves que ce n'est pas déjà assez que j'ai le nez bouché, faudra-t-il aussi que je bouche mes oreilles?
- Je suis désolé, Jeanne.
- Ce bruit de râtelier est insupportable. Va claquer des dents à la cuisine. Va chercher quelque chose dans le frigo et tu croqueras ton râtelier à bon escient.
Réveillé, ressorti du lit, sans plus aucune envie d'y retourner, il se déplace à pas de loup vers la cuisine pour ne pas réveiller Mireille, au sommeil plus léger qu'une plume. Comme Jeanne le répète souvent, il veut trop exister. Un cadre reste corvéable à merci, toujours à disposition 24 heures sur 24. Il se doit de laisser une trace de son passage dans la vie de bureau pour ne pas être viré après avoir été oublié. Mais, il n'est pas au bureau et, c'est clair, il n'a pas sa place dans la maison privée comme son exil est obligé. Il doit se considérer comme un réfugié en instance de retrouver dans la vie publique comme passage forcé.
Pas question de mettre la cafetière électrique en marche pour se faire une tasse de café avec le risque d'avoir le sifflet d'avertissement tonitruant de l'ébullition accomplie. Pas question d'ouvrir le frigo pour d'autres raisons.
Alors vient la vue de la bouteille de Coca restée sur la table de cuisine, lui donne envie. C'est sûr. Au moins, son glouglou ne les arrachera pas de leurs rêves. Cela ne va pas jusque là. Il veut prendre un verre dans l'armoire, prend celui qui est au- dessus de la pile de deux verres encastrés l'un dans l'autre. Ils sont collés ensembles. Il insiste pour les séparer et ce qui devait arriver arrive. Le verre du dessous tombe sur le sol et résonne sur les carrelages dans un bruit à réveiller un mort. Comme les murs de la cuisine sont tous mitoyens de leurs chambres, Mireille se réveille et commence à chialer. Heureusement, l'ainé Jean, réveillé aussi, calme Mireille dans une entente concertée. Robert avait déjà caressé Dog, pour qu'il n'aboie pas, mais cette fois, trop c'est trop et il aboie. La maison entière est réveillée et la nuit est ratée.
Furieux, il regarde les objets autour de lui en les enviant de ne pas posséder de cerveau ni de système nerveux. Il sait qu'il ne devrait pas délirer de la sorte mais c'est plus fort que lui. Dans ce genre de circonstance, Robert reste un intrus dans la maison familiale trop bien consolidée en dehors de lui.
"Il faudrait que Jeanne passe un weekend à la mer dans un hôtel cinq étoiles avec les enfants mais sans moi. Cela me permettrait de me ménager un espace de solitude propice à la lucidité et à l'action", pense-t-il. Le reste de la nuit, il s'est enfermé dans son bureau. Devant son PC, il a fini par s'endormir.
Au matin, l'épisode du verre cassé a trouvé son épilogue dans le ramassage des derniers débris de verre qui s'étaient répandus très loin des endroits où l'on pourrait les attendre. Elle et lui, tous deux encore les yeux endormis, s'assoient face à face pour le petit-déjeuner. Ils restent beaucoup d'images mais plus beaucoup de sons à part celui qui sort de la radio qui déverse les notes d'une nouvelle chanson.
Il rompt enfin le silence et propose l'option du weekend à la mer qu'il a imaginé pour elle et les gosses.
- Si tu es encore vivant à notre retour, les enfants te tueront. Je suis persuadé que la société n'osera pas les condamner. Elle leur présentera peut-être ton assassinat sous forme d'un jeu de tir au pigeon et tu seras l'oiseau, réplique-t-elle.
Il ne répond rien. Robert sait qu'elle a raison. D'être le pigeon, il en a pris l'habitude dans beaucoup de circonstances en cherchant leurs contrepoints. Après le déjeuner, il prend son vélo électrique dans le garage et va prendre l'air en espérant que le sommeil reviendra la nuit prochaine.
Sous le soleil, Robert, comme lui, ne sera pas trop ringard, en principe du moins...
Allusion